Les Faux-Monnayeurs d'André Gide (1925) : une mise en abyme romanesque

Cette rétroaction du sujet sur lui-même, m'a toujours tenté. C'est le roman psychologique typique. Un homme en colère raconte une histoire; voilà le sujet d'un livre. Un homme racontant une histoire, ne suffit pas ; il faut que ce soit un homme en colère, et qu'il y ait un constant rapport entre la colère de cet homme et l'histoire racontée."
 Journal d'André Gide (Bibliothèque de La Pléiade, p. 41)


Gide a consacré 6 années à l'élaboration de son roman : du 17 juin 1919 au 8 juin 1925*

* 1925 -
Gatsby le magnifique, Scott Fitzgerald

C'était , de son propre aveu, son premier "roman".



Parmigianino (surnommé "Le Parmesan"), Autoportrait, 1524



La mise en abyme : la mise en abyme du romancier à travers le personnage d'Edouard.

Dès 1883, dans son Journal, André Gide écrivait :

"J'aime assez qu'en une oeuvre d'art, on retouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette oeuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Matzys, un petit miroir convexe et sombre reflète à son tour, l'intérieur de la pièce où se joue la scène peinte.

Quentin Metzys, Le prêteur et sa femme (1514)

Ainsi, dans le tableau des Ménines de Velasquez (mais un peu différemment). Enfin, en litérature, dans Hamlet, la scène de la comédie; et ailleurs, dans bien d'autres pièces. dans Wilhelm Meister, les scènes de marionnettes ou de fête au château. Dans la Chute de la Maison Usher, la lecture que l'on fait à Roderick, etc.. Aucun de ces exemples n'est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui dirait mieux ce que j'ai voulu dans mes cahiers, dans mon Narcisse et dans la Tentation, c'est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second "en abyme".

"Les Menines", Velasquez (1656)

Cette rétroaction du sujet sur lui-même, m'a toujours tenté. C'est le roman psychologique typique. Un homme en colère raconte une histoire; voilà le sujet d'un livre. Un homme racontant une histoire, ne suffit pas ; il faut que ce soit un homme en colère, et qu'il y ait un constant rapport entre la colère de cet homme et l'histoire racontée."
Journal d'André Gide (Bibliothèque de La Pléiade, p. 41)

La construction des personnages :

La première intention de Gide était de reprendre le personnage de Lafcadio des Caves du Vatican (récit ou "sotie") et d'en faire le narrateur du roman.

En fait, le narrateur sera tantôt un narrateur extérieur au récit, tantôt le personnage d'Edouard à travers son journal : le roman mêle donc les fils de la narration et de l'autobiographie (perspective croisée : roman et argumentation).

Le personnage de Lafcadio (l'auteur de l'"acte gratuit" dans Les Caves du Vatican), fera place à Bernard, un autre "bâtard" qui partira, lui, en quête de lui-même, avant de revenir, tel le héros du Retour de l'enfant prodigue, au sein de sa famille.

"We are all bastards;
And that most venerable man which I
Did call my father, was I know not wher
When I was stamp'd"

Shakespeare cité par Gide en exergue du chapitre VI (1ère partie des Faux-Monnayeurs)

*****

Les Faux-Monnayeurs, en 1925, un roman "générationnel" ?
cf. 1925 : Gatsby le magnifique, Scott Fitzsgerald
Les bouleversements sociaux de l'entre-deux-guerres n'ont pas encore remis en question la foi des jeunes Français instruits au lycée et pénétrés de culture classique d'un milieu et d'une génération qui ne voient de salut que dans le progrès moral de l'individu. L'univers des FM semble à l'abri de l'histoire, épargné par la guerre et par les crises de l'après-guerre, sorte de refuge intemporel pour une jeunesse privilégiée mais déjà menacée.

Le roman des FM est-il démodé ? (cf. l'humanisme de Gide)


L'amor fati : "Il faut toujours suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant"
cf.Gide et l'art de la fugue

Les rencontres : cf.le dialogue
http://tempoedialectique.blogspot.com

L'égotisme : cf. Stendhal (et Montaigne)
"Ce n'est point tant en apportant la solution de certains problèmes que je puis rendre un réel service au lecteur ; mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je n'admets guère qu'il puisse y avoir d'autre solution que particulière et personnelle" (JFM, 1919)

Le maniérisme : à suivre

L'humanisme : les bouleversements sociaux de l'entre-deux-guerres n'ont pas encore remis en question la foi des jeunes Français instruits au lycée et pénétrés de culture classique d'un milieu et d'une génération qui ne voient de salut que dans le progrès moral de l'individu. L'univers des FM semble à l'abri de l'histoire, épargné par la guerre et par les crises de l'après-guerre, sorte de refuge intemporel pour une jeunesse privilégiée mais déjà menacée.

Le cynisme : "Il faut que le coeur se brise ou se bronze", Chamfort
lady Griffith et Passavant
"Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés", Maximes de La Rochefoucauld

La misogynie : "Je n'aime les femmes que résignées"

"Il faut choisir d'aimer les femmes, ou de les connaître ; il n'y a pas de milieu", Chamfort
cité par Gide en exergue du chapitre VIII des Faux-Monnayeurs

*****

Gide et le Classicisme : entre le "moi haïssable" et le narcissisme protéiforme : cf. Gide et l'art de la fugue
Le roman des FM est-il démodé ? (cf. l'humanisme de Gide)
"Je ne puis tout à la fois être rétrospectif et actuel. Actuel, à vrai dire, je ne cherche pas à l'être, et, me laissant aller moi-même, c'est plutôt futur que je serais; (...) l'avenir m'intéresse plus que le passé, et plus encore ce qui n'est non plus de demain que d'hier, mais qu'en tout temps l'on puisse dire d'aujourd'hui" (JFM, 1919)
Va-t-il aussi loin qu'il le prétend dans sa contestation par la mise en cause intérieure d'une société et de son langage ?

Gide et les prémisses du "nouveau roman" : cf. Gide et l'art de la fugue
"Comment peut-on encore écrire des romans, quand se désagrège autour de nous notre vieux monde, quand je ne sais quoi d'inconnu s'élabore, que j'attends, que j'espère, et que de toute mon attention j'observe lentement se former."
Journal, 1932

Gide et "la double postulation" : à suivre...
"Si les bons sentiments suffisaient à faire un bon livre, la Pâque des Roses serait un des meilleurs. Mais hélas! "les qualités du coeur sont aussi indépendantes de celles de l'esprit que les facultés du génie le sont des noblesses de l'âme", écrivait Balzac. Ah! de quelle encre pâle et de quelle plume malhabile dispose Tony Leris pour exprimer ses affections -- affections si recommandables que la critique désarmée n'ose plus qu'en courager et sourire avec sympathie." (Feuillets du Journal d'André Gide, Conversation avec Ratheneau).

"C'est en écartelé que j'ai vécu"

Les Faux-Monnayeurs d'André Gide (1925), un roman initiatique ?



L'itinéraire de Bernard dans Les Faux-Monnayeurs :

de "l'enfant de colère" au "retour de l'enfant prodigue", un itinéraire symbolique.

* iter (-neris) : le chemin

http://tempoedes-espoirsgenerationnels.blogspot.com


Bernard révise son baccalauréat dans Les Faux-Monnayeurs et il l'obtient : il est le seul personnage constructif du roman. Il évolue sans se corrompre : de la fugue rimbaldienne de "l'homme aux semelles de vent" à son combat contre lui-même (la "lutte contre l'ange") il suit sa pente naturelle "en montant". A la différence d'Olivier (de Rimbaud et de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues de Balzac, figures du "poète"), il traverse* les "fêtes" du monde des "viveurs", sans perdre son perdre son "bon naturel". Il a du "coeur", c'est pourquoi il rentrera chez lui comme l'enfant à la fin de son parcours initiatique.

* Siddhartha est un court roman initiatique de Hermann Hesse inspiré de la vie de Bouddha. On peut comparer l'itinéraire de Bernard à celui de Siddhartha en chemin sur la voie de "l'éveil" et sa traversée du monde des apparences avec les tentations qui l'assaillent (les voiles et les illusions de Maya).

Bernard, un "héros" exemplaire ?

agôn et/ou polemos, polis, poêsis , ethos ...

http://tempoedialectique.blogspot.com

Bernard, une incarnation possible de la figure du romancier ?

"Il faut toujours suivre sa pente pourvu que ce soit en montant"

"Deviens ce que tu es", Nietzsche

Bernard semble suivre les trois étapes initiatiques de "l'amor fati" nietzschéen :

  1. Chameau : la soumission et le respect d'une éducation bourgeoise
  2. Lion : la révolte adolescente (notamment contre le père) la fugue
  3. Enfant : le retour de l'enfant prodigue (après "le combat avec l'ange")


"L'enfant de colère", Verlaine (à propos de Rimbaud)

"Coin de table", Henri Fantin-Latour, 1872




I - L'enfant de "colère" : de la fugue au banquet des Argonautes

* iter (-neris) : le chemin


"La monnaie symbolise ici les valeurs éthiques, au sens où l'éthique est un conformisme aux règles d'une morale, et le faux-monnayeur est celui qui fabrique des raisons morales pour justifier sa conduite."
Jean Delay, Introduction à la Correspondance André Gide - Roger Martin du Gard, 1968


"Livre de l'adolescence intellectuelle, les FM paraît au moment où l'après-guerre voue un culte à l'adolescent, où les querelles du surréalisme peuvent rappeler à ceux qui ont eu vingt ans en 1889 l'effervescence du symbolisme." (Profil d'une oeuvre, p. 22)


"Ces nouveaux adolescents n'ont rien des langueurs du Grand Meaulnes : ce sont des "enfants terribles"* Comme la génération précédente a été décimée par la guerre, ils se heurtenten violemment aux anciens qui ont gardé le pouvoir et s'adaptent mal aux moeurs nouvelles. Toujours anticonformistes, ils refusent les styles de vie du passé et cherchent leur voie dans le cynisme ou dans le mythe de l'aventure. Leur maître à penser, c'est Rimbaud. "(ibid)

*qui ont
"les joues en feu" : titre d'un recueil de poèmes de Raymond Radiguet, l'auteur du Diable au corps.


"Les départs qui déchirent le coeur", Rimbaud

1. de la fugue à la soirée des Argonautes :

Texte 1 - L'incipit : du début à "du jardin du Luxembourg (Première partie, chapitre I, pp. 11-12)
La fugue de Bernard : les fugues de Rimbaud


Texte 3 - Le banquet des Argonautes : de "C'est Alfred Jarry" à "quelque excentricité." (3ème partie, chapitre 8, pp. 286-288)Les banquets autour de revues littéraires étaient pratique courante au début du siècle.
cf. Rimbaud et le groupe des "zutistes"
"Coin de table", Henri Fantin-Latour, 1872


Une scène "réaliste" ?

Elle est vue par Edouard et Bernard qui sont à jeun
. Le choix du point de vue interne dans le cadre d'une narration ponctuée de dialogues au discours direct avec la mise en scène d'une intrigue et de personnages semble pouvoir autoriser une lecture réaliste de cet extrait de roman.Mais sa fantaisie et son cynisme sont mis à distance par le point de vue interne. La lucidité cruelle des deux personnages représente un porte-à-faux qui témoigne des réticences de Gide à l'égard des mouvements Dada et surréaliste, une sorte de garde-fou qui atteste de son "classicisme".


Le procès du réalisme :

"Le mouvement Dada, sur lequel Gide a écrit un article, puis le surréalisme font, comme Edouard dans Les FM, le procès du réalisme, qui ne correspond plus à un monde dont les valeurs sont incertaines. 'Ce ne serait vraiment pas la peine d'avoir combattu pendant cinq ans, d'avoir tant de fois supporté la mort des autres et vu remettre tout en question, pour se rasseoir ensuite devant la table à écrire et renouer le fil du vieux discours interrompu" (Gide, Dada, p. 19). Mais Dada et le Surréalisme montrent le pouvoir libérateur de la dérision et de l'imagination. Ce n'est pas tout à fait le cas de Gide dans les FM, dont la fantaisie n'est peut-être qu'apparente, et qui garde un style très classique*. Mais le texte' se veut percutant et inquiétant, légèrement parodique et sûrement désinvolte." (Profil, p. 23)

*"les tentatives de Gide pour donner à son roman une composition musicale, pour introduire de l'harmonie dans la dissonance." (ibid)

La mise en abyme d'une figure historique :
"-- C'est Alfred Jarry, l'auteur d'Ubu Roi".

Présidant à une fête grotesque et se livrant à un jeu destructeur (du langage, des valeurs, de la vie), il représente lui une des figures infernales du roman. Mais son talent littéraire le distingue de Passavant, le démon corrupteur d'Olivier qui est bien près de perdre son âme et son identité : "Jarry. il avait un sens exact de la langue, ou mieux encore, du poids des mots. Il construisait des phrases massives, bien assises, appliquant tout de leur long sur le sol." André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs

Alfred Jarry est le seul personnage historique qui fasse irruption dans le roman. Transformé par André Gide en personnage de roman dans Les Faux-Monnayeurs, Alfred Jarry est l’un des inspirateurs des surréalistes et du théâtre contemporain.
1896 : la première d'Ubu roi au Théâtre de l'Oeuvre suscite une polémique semblable à celle de "La Bataille d'Hernani".Registre : comique grinçant. L'humour lui aurait permis d'accéder à une liberté supérieure.
La Pataphysique : science qui cherche à théoriser la déconstruction du réel et sa reconstruction dans l’absurde (« la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Collège de Pataphysique fondé en 1948).


Les FM, expression d'un nouveau "mal du siècle" ?
La mort spirituelle d'Olivier précède son suicide manqué au chapitre suivant.

"Dans ce pandémonium, le faible Olivier est bien près de perdre son âme et son identité. Il commence toutes ses phrases en citant Passavant; comme une plante forcée prématurément, il doit briller en futur directeur de revue, reçoit des éloges ridicules, avant même d'avoir produit quoi que ce soit. C'est à travers le regard de Bernard et la parole d'Edouard* qu'il prend conscience de son aveuglement, et il renie "éperdument Passavant." Balises, pp. 99-100

* "Vous trouvez que j'ai tort de fréquenter ces gens-là ? -- Non, pas tous, peut-être, mais certains d'entre eux, assurément."

Jeu intertextuel : à suivre
Le portrait des "deux amis" : Bernard et Olivier, deux personnages contrastés (cf. Illusions perdue, I : Les deux poètes )
cf. Lucien de Rubempré, le"poète" des Illusions perdues
de Balzac qui, dans le roman de Balzac, a été corrompu par le monde des "viveurs" et des journalistes parisiens (Il se suicidera à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes).

One of the greatest tragedies of my life is the death of Lucien de Rubempre. It is a grief from which I have never been able completely to rid myself. It haunts me in my moments of pleasure. I remember it when I laugh.” Oscar Wilde
*****
"Inquiéter, tel est mon rôle", André Gide

« Un personnage de roman est simplifié et construit. On peut le comprendre. Dans la vie réelle, les êtres vivants sont des énigmes dangereuses. »
André Maurois


*****


II- L'itinéraire de Bernard dans Les Faux-Monnayeurs :


du dialogue initiatique au retour de l'enfant prodigue.

* iter (-neris) : le chemin


Bernard, un personnage "exemplaire" ?

Sommaire de cet article :

1. Bernard : une incarnation positive de "l'amor fati" de Nietzsche ;
2. La fiche d'identité de Bernard (dans le schéma actantiel) ;
3. L'itinéraire symbolique du personnage (dans le schéma narratif) ;
Bilan de lecture : cf. Gide et l'art de la fugue;
*****
Bernard, n'incarne-t-il pas la figure du romancier ?
celle du futur romancier d'un "livre à venir" * ou celle du romancier traditionnel** ?
* expression de Maurice Blanchot, auteur du Livre à venir
** Roger Martin du Gard, Les Thibault
[Bernard, un romancier* "en herbe", "en puissance" à l'image du collectif de "poètes" lycéens du roman "générationnel"]
"Pas de deux" : Bernard/Olivier
"Pas de deux" : Edouard/Bernard (agon)
"Pas de deux" : Edouard/Passavant (polemos)

La lutte de Jacob avec l'Ange, fresque d'Eugène Delacroix, Eglise Saint-Sulpice, 1961
"C'est la contradiction qui donne la vie en littérature", Balzac
"C'est en écartelé que j'ai vécu", Gide
agôn et/ou polemos, polis, poêsis , ethos ...


*****
Bernard, une incarnation positive de "l'amor fati" nietzschéen :
"deviens ce que tu es"
Bernard serait un contre-point positif du "poète" des Illusions perdues de Balzac, Lucien de Rubempré qui, dans le roman de Balzac, a été corrompu par le monde des "viveurs" et des journalistes parisiens (Il se suicidera à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes).

Oscar Wilde :
One of the greatest tragedies of my life is the death of Lucien de Rubempre. It is a grief from which I have never been able completely to rid myself. It haunts me in my moments of pleasure. I remember it when I laugh.”
Bernard, lui, entend bien garder sa vie, les pieds sur terre, sa lucidité, exploiter son talent poétique (au sens de créatif), conserver son sens moral, ses sentiments et sa conscience* :
"Pensez-vous demeurer le secrétaire d'Edouard, à votre retour à Paris ?
-- Oui, s'il consent à m'employer ; mais il ne me donne rien à faire. Savez-vous ce qui m'amuserait ? C'est d'écrire avec lui ce livre, que, seul, il n'écrira jamais ; vous le lui avez assez dit hier. Je trouve absurde cette méthode de travail qu'il nous exposait. Un bon roman s'écrit plus naïvement que cela. Et d'abord, il faut croire à ce que l'on raconte, ne pensez-vous pas ? Et raconter tout simplement. J'ai d'abord cru que je pourrais l'aider. S'il avait eu besoin d'un détective, j'aurais peut-être aux exigences de l'emploi, il aurait travaillé sur les faits qu'aurait découverts ma police... Mais avec une idéologue, rien à faire. Près de lui, je me sens une âme de reporter. S'il s'entête dans son erreur, je travaillerai de mon côté. Il me faudra gagner ma vie. J'offrirai mes services à quelque journal. Entre-temps, je ferai des vers.
-- Car près des reporters, assurément, vous vous sentirez une âme de poète."
* "On ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments"
Est-ce pour cela que le romancier abandonne son personnage en route ? Il ne serait pas assez "gidien" (protéiforme) ? Il serait trop entier, trop "naturel" : "Bernard qui ne prisait que le naturel" I, 8 ; "Pour moi, je me sens indivisible ; je ne puis me donner qu'en entier" (II, 4)

"Rien n'est simple, de ce qui s'offre à l'âme ; et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet"
Pascal cité par Gide en exergue du chapitre X des Faux-Monnayeurs

Le roman reste ouvert : Bernard, Caloub* ... sont appelés par cette structure ouverte à devenir "poètes de leur propre vie" , suivant Goethe (une autre influence allemande de Gide).
* épanadiplose : figure de rhétorique qui achève une oeuvre de la même façon qu'elle a commencé. Ainsi, il est question de Caloub en ouverture et en clôture du roman.
* annagramme : Caloub = "boucla"
C''est par son prénom que le roman s'achève... en boucle, puisqu'il s'ouvre sur une suite possible...
(cf. le roman-feuilleton et les personnages carrefours dans "La Comédie humaine" de Balzac)

"C'est la contradiction qui donne la vie en littérature", Balzac
Les amis de Gide lui ont souvent reproché les contradictions de sa personnalité :
"Permettez-moi de vous dire, sans grossièreté, que vous êtes comme la lune... De quelque façon qu'on s'y prenne, on 'en voit jamais qu'un morceau, et le plus que l'on puisse embrasser d'un même coup d'oeil n'est jamais que la moitié de Gide, dont les deux pôles ne se trouvent jamais éclairés en même temps." Correspondance, Gide-Roger Martin du Gard
"C'est en écartelé que j'ai vécu", Gide

cf. Problématique:
L'art, "un chemin" : "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible"]
[x la poésie :"Aube", Rimbaud
[x l'argumentation : l'itinéraire de Candide dans le conte philosophique de Voltaire
[ x théâtre : de Littoral à Forêts et à Ciels : Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad]

*****

La fiche d'identité symbolique de Bernard :

"Bernard qui ne prisait que le naturel" I, 8

"Que sert de parler ainsi à un jeune être plein de flamme ?" (2ème partie, chapitre 4)

Bernard incarne l'énergie vitale, la générosité et le don de soi, le "gai savoir" . Il entend "peser du poids le plus lourd sur chaque instant de sa vie"* et décide de prendre en main son destin.

"son coeur était envahi d'un amoureux besoin de don, de sacrifice; il s'offrait" (III, 18)

* l'énergie vitale de "l'amor fati" nietzschéen dans Ainsi parlait Zarathoustra
[x ce que Proust appelle "l'étincelle motrice et joyeuse"]

"Pour moi, je me sens indivisible ; je ne puis me donner qu'en entier" (ibid)

L'initiation :
  1. Chameau : la soumission et le respect d'une éducation bourgeoise
  2. Lion : la révolte adolescente (notamment contre le père) la fugue
  3. Enfant : le retour de l'enfant prodigue (après "le combat avec l'ange")
Il suit les 3 étapes symboliques du parcours initiatique nietzschéen et trouve son chemin "Par-delà le bien et le mal" en respectant, toutefois, une morale qui lui est propre : le personnage garde une conscience et des références liées à son éducation chrétienne (comme à celle du romancier) ainsi qu'en témoigne l'épisode du "combat avec l'ange" (et non "contre l'ange"). Il traverse une période de "turbulences" (transgressions et tentations) avant de rentrer dans le droit chemin : il passe son baccalauréat et rentre chez ses parents. Il se réconcilie avec son père dont il reconnaît les qualités et qu'il retrouve en fin de parcours (le retour de "l'enfant prodigue").

Bernard est capable d'amour, d'amitié, de dévouement, ... et de poésie*.
*au sens étymologique de création : création romanesque en puissance ; création de son propre destin (l'"amor fati" nietzschéen : "Deviens ce que tu es" ; l'"amor fati" goethéen : "devenez poètes de votre propre vie").

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L'itinéraire symbolique de Bernard :
cf. Siddhartha, Demian, Le Loup des steppes et Narcisse et et Goldmund de Hermann Hesse, romancier allemand qui a suivi la voie de "l'amor fati" initiée par Goethe et Nietzsche : la voie de la descente vers le sud du "gai savoir".
La fugue : la colère (le stade "lion") [cf. Rimbaud]
« Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur". "Nathanaël, à présent, jette mon livre [...] -- Eduquer ! Qui donc éduquerais-je, que moi-même ?", André Gide, Les Nourritures terrestres, 1897
La rencontre :"Pensez-vous demeurer le secrétaire d'Edouard, à votre retour à Paris ? (II, 4)
Les tentations (du monde des "viveurs" et des "artistes" parisiens) : le banquet des Argonautes
[cf. Rimbaud-Verlaine : le banquet des Zutistes]
Le baccalauréat : "il venait d'être reçu à son examen avec mention" (III, 13)
["Bernard, qui devait se présenter aux épreuves orales dans trois jours, ne circulait plus sans un de ces manuels où se concentre en élixir toutes l'amertume des matières de son examen. Il s'installa au chevet de son ami et se plongea dans la lecture." (III, 10)]
Les doutes , les influences et le "pas de deux" avec l'ange : la tentation d'un engagement collectif*
"son coeur était envahi d'un amoureux besoin de don, de sacrifice; il s'offrait" (III, 18)
"Laisseras-tu disposer de toi le hasard ? Tu veux servir à quelque chose. Il importe de savoir à quoi." (ibid.)
"Est-ce l'image du bonheur ? demanda Bernard qui sentit son coeur plein de larmes."
* "l'instinct grégaire" dans Ainsi parlait Zarathoustra (contrepoint de l'individualisme égotiste gidien et de "l'amor fati" nietzschéen)
"Puis l'ange mena Bernard dans de pauvres quartiers, dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errèrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu'habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C'est alors seulement que Bernard prit la main de l'ange, et l'ange se détournait de lui pour pleurer."
Le chemin de Bernard dans les pauvres quartiers de la ville est à mettre en relation avec la découverte de la vie par le jeune prince Siddhartha (futur Bouddha) sur le chemin de l'éveil (cf. Siddhartha de Hermann Hesse qui influença beaucoup André Gide).
Le combat avec l'ange : "C'est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?..."
"Alors, maintenant, à nous deux", dit Bernard à l'ange.
Et toute cette nuit, jusqu'au matin, ils luttèrent.
"Tous deux luttèrent jusqu'à l'aube. L'ange se retira sans qu'aucun des deux fût vainqueur."
Le dialogue (de Bernard et d'Edouard) : "Sa lutte avec l'ange l'avait mûri. Il ne ressemblait plus à l'insouciant voleur de valises qui croyait qu'en ce monde il suffit d'oser. Il commençait à comprendre que le bonheur d'autrui fait souvent les frais de l'audace."
"Il faut toujours suivre sa pente pourvu que ce soit en montant" (III, 14)
Le retour de l'enfant prodigue : "J'apprends par Olivier que Bernard est retourné chez son père ; et, ma foi, c'est ce qu'il avait de mieux à faire." (III, 18)
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Bilan de lecture : cf. Gide et l'art de la fugue
Si l'on suit la piste de Bernard, tout rentre dans l'ordre et le personnage peut présenter au lecteur une figure de héros exemplaire : "Sa lutte avec l'ange l'avait mûri. Il ne ressemblait plus à l'insouciant voleur de valises qui croyait qu'en ce monde il suffit d'oser. Il commençait à comprendre que le bonheur d'autrui fait souvent les frais de l'audace."
Dans ce sens, le roman de Gide peut apparaître comme un roman d'apprentissage traditionnel (plus moral que le roman réaliste du XIXème siècle).

"La jeunesse a contre elle la jeunesse", Balzac, Illusions perdues

Le véritable dialogue initiatique est celui de Bernard contre/avec lui-même : l'agon du combat avec l'ange.

Mais ce n'est pas Bernard qui intéresse Edouard, ... et Gide, mais ... Olivier, c'est pourquoi le personnage n'est-il plus mis en scène dans l'espace fictionnel du roman (la "diégèse", Figures, Gérard Genette). Il suit son chemin et la morale est sauve. Il n'est plus question de lui que de façon indirecte, à travers le bilan final d'Edouard dans son Journal : "J'apprends par Olivier que Bernard est retourné chez son père ; et, ma foi, c'est ce qu'il avait de mieux à faire." (III, 18).

"On en fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments"

Le roman qui s'ouvrait avec lui et semblait le présenter sous la figure du "héros" (au sens réaliste de personnage de premier plan), rend caduque la thèse du roman gidien réaliste : Les Faux-Monnayeurs représentent un anti-roman d'apprentissage. Il est traversé par d'autres courants comme le Surréalisme* .

Le Journal d'Edouard "boucle" la "suite" de Bach avec une épanadiplose qui représente une nouvelle ouverture : "Je suis bien curieux de connaître le petit Caloub*".
* anagramme de "boucla"


* Le banquet des Argonautes : de "C'est Alfred Jarry" à "quelque excentricité." (3ème partie, chapitre 8, pp. 286-288)
Transformé par André Gide en personnage de roman dans Les Faux-Monnayeurs, Alfred Jarry est l’un des inspirateurs des surréalistes et du théâtre contemporain "-- C'est Alfred Jarry, l'auteur d'Ubu Roi".
La Pataphysique : science qui cherche à théoriser la déconstruction du réel et sa reconstruction dans l’absurde.
(« la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Collège de Pataphysique fondé en 1948).
1896 : la première d'Ubu roi au Théâtre de l'Oeuvre suscite une polémique semblable à celle de "La Bataille d'Hernani".Registre : comique grinçant. L'humour lui aurait permis d'accéder à une liberté supérieure.



*****

"Inquiéter, tel est mon rôle"

« Un personnage de roman est simplifié et construit. On peut le comprendre. Dans la vie réelle, les êtres vivants sont des énigmes dangereuses. »
André Maurois

[Enquête dans le cadre du roman collectif "générationnel" à suivre : les gens heureux n'auraient pas/plus d'histoire ?]

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    Jeu de piste intertextuel :
    à suivreLe portrait des "deux amis" : Bernard et Olivier, deux personnages contrastés (cf. Illusions perdue, I : Les deux poètes )

Le roman gidien : entre tradition et modernité

La construction du roman est très complexe et loin de la narration linéaire classique. Les différentes histoires s'enchevêtrent les unes dans les autres. Les points de vue sont multiples et variables, le narrateur lui-même change régulièrement. Les genres narratifs sont, par ailleurs, multiples : journal intime, lettre... Il arrive même que l'auteur s'adresse directement au lecteur. La narration est ainsi fondée sur une ambiguïté constante.
A travers cette oeuvre, le romancier montre les limites du roman traditionnel et son échec dans sa prétention à décrire la complexité du monde pour faire du roman une oeuvre d'art créative à part entière
plutôt que le simple réceptacle d'une histoire racontée.

Rappel du cours d'introduction à l'étude des 5 extraits des Faux-Monnayeurs :
Vous pouvez, par exemple, organiser vos axes de commentaire à partir de ce canevas :
I - Les Faux-Monnayeurs, un roman réaliste ?
II – Une parodie des conventions romanesques (prémisses du "nouveau roman" ?)
Question : Cet extrait pourrait-il trouver sa place dans le cadre d'un roman réaliste ?
Le roman gidien, entre tradition et modernité
"Le style, c'est l'homme-même" : une écriture protéiforme ou l'art de la fugue

André Gide a conçu Les Faux-Monnayeurs suivant des modèles géométriques : l'entrelacement d'intrigues simultanées, la symétrie, l'ellipse avec double foyer (pôles de sympathie et/ou de sympathie), la mise en abyme, la multiplication de points de vue...


Ces procédés provoquent chez le lecteur une impression de foisonnement, d'omniscience, mais aussi de vertige, de scepticisme et de confusion.

Contrairement à l'esthétique du roman réaliste, le culte de la fragmentation et le refus de la durée, la manie du retour en arrière qui brise la continuité du récit, relèvent de la composition musicale ainsi que le soulignent André Gide qui évoque dans le Journal des Faux-Monnayeurs César Franck et ses imbrications de "motifs d'andante et d'allegro" et le personnage d'Edouard reflet du romancier mis en abyme dans le roman qui se réfère à L'Art de la fugue de Bach pour composer son propre roman.

"Chaque soir je me replonge, une demi-heure durant, dans le Kunst der Fugue. Rien de ce que j'en ai dit l'autre jour ne me paraît plus bien exact. Non, l'on ne sent plus là, souvent, ni sérénité ni beauté ; mais tourment d'esprit et volonté de plier des fomes, rigides comme des lois, et inhumainement inflexibles. C'est le triomphe de l'esprit sur le chiffre ; et, avant le triomphe, la lutte. Et, tout en se soumettant à la contrainte, tout ce qui se peut encore, à travers elle, en dépit d'elle, ou grâce à elle, de jeu, d'émotion, de tendresse, et, somme toute, d'harmonie", Journal d'André Gide, 7 décembre 1921.

cf. L'art de la fugue dans Les Faux-Monnayeurs d'André Gide : une écriture protéiforme avec suites et variations, de l'incipit à l'excipit (avec une fin ouverte qui boucle et déboucle à la fois...).

"C'est la contradiction qui donne la vie en littérature", Balzac
Les amis de Gide lui ont souvent reproché les contradictions de sa personnalité :
"Permettez-moi de vous dire, sans grossièreté, que vous êtes comme la lune... De quelque façon qu'on s'y prenne, on 'en voit jamais qu'un morceau, et le plus que l'on puisse embrasser d'un même coup d'oeil n'est jamais que la moitié de Gide, dont les deux pôles ne se trouvent jamais éclairés en même temps." Correspondance, Gide-Roger Martin du Gard
"C'est en écartelé que j'ai vécu", André Gide

"Pour lui le roman n'était pas la réflexion d'un miroir promené le long du chemin, mais la projection de ses propres virtualités dans un éventail de personnages qui les incarneraient."
Jean Delay, Introduction à la Correspondance André Gide - Roger Martin du Gard, 1968

"Les Faux-Monnayeurs étaient encore un livre de moraliste, mais c'était d'abord, plus visiblement, une oeuvre qui frappait par la technique formelle. Cette technique rebuta à l'époque, mais on voit mieux, un demi-siècle plus tard, toute l'intelligence de cette tentative de Gide qui, entre Proust et le roman américain des années 30, constitue un pas décisif vers l'anti-roman (comme dira Sartre)..."
Pierre-Olivier Walzer, Littérature française du XXème siècle, I, 1896-1929 (1975)

"Les Faux-Monnayeurs représentent un des premiers efforts pour dépasser la structure traditionnelle du roman, non pas seulement par une rupture de l'intrigue horizontale (on sait que Gide a voulu couper sa tranche non en longueur mais en largeur) mais surtout par une nouvelle conception du rôle des personnages. Aucun des acteurs des Faux-Monnayeurs n'a de "signification" en dehors de sa "valeur" c'est-à-dire que le "sens" de chacun dépend uniquement de ses rapports avec tous les autres : sorti du réseau de relations dont il est une partie intégrale, le personnage perd de sa raison d'être."
Elaine D. Cancalon, "La Structure de l'épreuve dans Les Faux-Monnayeurs", Cahiers André Gide n°5, Lettres Modernes, 1975



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 Descriptif des EAF 2011 

Rappel des enjeux : la séquence a été centrée sur l'histoire du roman et son évolution : l'aventure romanesque, du roman picaresque au roman d'apprentissage, du réalisme et de l'illusion romanesque au Nouveau Roman. La lecture des Faux-Monnayeurs d'André Gide (dans le prolongement du cours de 2de sur le roman réaliste) permet de s'interroger sur les techniques de la narration : roman et journal intime (en perspective croisée avec l'étude de l'argumentation) et d'étudier la parodie des conventions romanesques : Les Faux-Monnayeurs d'André Gide, un roman, un anti-roman ou les prémisses du « Nouveau Roman » ?


LE ROMAN ET SES PERSONNAGES : visions de l'homme et du monde
Perspective dominante : l'étude des genres et des registres
Perspectives complémentaires : l'histoire littéraire et culturelle ; intertextualité et sungularité des textes.
Lecture intégrale : lecture analytique de 5 extraits des Faux-Monnayeurs d'André Gide (1925)
(les numéros des pages indiqués correspondent à l'édition Folio)
  1. L'incipit : du début à "du jardin du Luxembourg (Première partie, chapitre I, pp. 11-12)
  2. La rentrée : du début du chapitre IV à "que de tristes souvenirs" (3ème partie, chapitre IV, pp. 247-249)
  3. Le banquet des Argonautes : de "C'est Alfred Jarry" à "quelque excentricité." (3ème partie, chapitre 8, pp. 286-288)
  4. Le dialogue de Bernard avec Edouard : de "-- Vivre sans but" à "pourvu que ce soit en montant." (pp.338-340)
  5. La fin du roman : Journal d'Edouard du début à « Nous n'avons pas d'oreilles pour écouter la voix de Dieu » (pp. 376-377)
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Groupement de textes complémentaires :
Texte 1 : Marguerite Duras, Moderato Cantabile, 1958 (incipit)
Texte 2 : Nathalie Sarraute, Le Planetarium, 1959 (incipit)
Texte 3 : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.Stein, 1964 (incipit)
Texte 4 : Georges Perec, Les Choses, 1965 (incipit)